John W. O'MALLEY |
Qui étaient les jésuites de la première génération (de la fondation de la Compagnie à la mort de Laínez, deuxième supérieur général) ? Quelles étaient leurs activités ? Le père O'Malley répond à ces questions par un ouvrage solidement documenté, parfaitement maîtrisé, où les détails concrets et significatifs se situent dans des vues d'ensemble pertinentes. Ce livre comble une lacune et fera date. Leurs activités ? Les « ministères accoutumés » (« consueta ministeria »), comme ils disent : ministère de la Parole de Dieu par la prédication, conférences, enseignement de la doctrine chrétienne aux enfants, consolation spirituelle des fidèles par les confessions, oeuvres de miséricorde (soin des malades dans les hôpitaux, relèvement des prostituées et de leurs filles)... Rien de tellement original en tout cela. Ce qui est nouveau, c'est l'esprit, l'enthousiasme avec lesquels ces premiers jésuites (10 en 1540, 3 000 en 1565) s'y consacrent. Des Exercices spirituels, ils ont appris que Dieu agit directement dans les âmes et marque son action par la « consolation spirituelle » ; ils sont convaincus que croissance humaine et croissance spirituelle vont de pair. « Aider les âmes dans l'Esprit, avec coeur et souci d'efficacité » (« Spiritu, corde, practice ») : ils s'y donnent tout entiers avec dynamisme, optimisme, sens pratique. Ce premier quart de siècle, c'est d'abord un élan irrésistible. Ont-ils un plan, une stratégie ? Apparemment pas. Ils vont là où on les appelle pour répondre aux besoins, et c'est ainsi, sans préméditation, que se prendront des orientations capitales. Ainsi pour la « réforme de l'Eglise », question brûlante à l'époque. N'ayant pas de charge paroissiale ou territoriale, ils ne se sentent pas impliqués dans l'aspect « réforme des structures », mais ils travaillent avec ardeur à la « réforme des personnes » par l'enseignement de la doctrine chrétienne ou la création de confréries laïques vouées aux oeuvres de bienfaisance, convaincus d'oeuvrer ainsi à la réforme de l'Eglise (mot qu'ils n'emploient que rarement). Chemin faisant, ils s'aperçoivent que c'est le meilleur moyen de faire barrage à la Réforme protestante. Mais il faudra l'insistance d'un Pierre Canisius pour qu'ils s'y engagent résolument, et c'est seulement en 1550 que la « défense de la foi » (sous-entendu : contre les protestants) deviendra l'un de leurs objectifs principaux. Loin donc d'avoir été fondée pour lutter contre la Réforme protestante, la Compagnie n'y est venue qu'assez tard, sans plan préconçu mais par fidélité à son projet initial : « progrès dans la vie chrétienne ». Même processus quant aux collèges. Rien n'était prévu à ce sujet en 1540. Le besoin de former les jeunes jésuites y a conduit, et, à partir de 1548, la demande est devenue irrésistible. En quelques années, des dizaines de collèges ont été ouverts, mettant à rude épreuve les ressources humaines et financières, si bien qu'il a fallu ralentir le rythme, établir des critères plus stricts, fermer un certain nombre d'établissements non viables, pour enrayer une crise menaçante. Mais l'impact de cet engagement a été considérable. Pour la première fois, un ordre religieux faisait de l'éducation de la jeunesse une activité essentielle, voire son activité principale. Ainsi se construira un réseau éducatif tel que le monde n'en avait jamais connu. Fondé sur les « belles-lettres », sur les auteurs classiques, l'enseignement tend à former le caractère autant qu'à apprendre l'art de communiquer, la « rhétorique » : toujours le « ministère de la Parole ». Les collèges ont transformé la Compagnie. Au lieu des équipes volantes allant de ville en ville au gré des besoins, on voit se dresser de vastes bâtiments où vivent des communautés nombreuses et stables. Pour assurer la gratuité de l'enseignement (point capital aux yeux des jésuites et qui est pour beaucoup dans leur succès), les collèges doivent être « fondés », dotés de revenus stables dont vivent les enseignants jésuites : innovation capitale, qui donne à la Compagnie, à partir de 1550, un visage profondément différent de celui qu'elle avait dans les années 1540. Pour autant, les jésuites n'ont pas abandonné les « consueta ministeria » dont les collèges deviennent des foyers actifs, contribuant ainsi à la « réforme de l'Eglise » et au barrage anti-protestant. Moins connu : l'engagement dans les uvres de miséricorde. Où qu'ils arrivent, les jésuites se dirigent vers les hôpitaux (ainsi Laínez et Salmerón à Trente) ; à Rome et ailleurs, ils fondent des maisons pour accueillir les prostituées, se préoccupent de marier leurs filles, de libérer les prisonniers pour dettes, et ils mobilisent les laïcs pour ces activités, partie essentielle de l'apostolat, fruit de la conversion des curs. Dans un tel foisonnement d'initiatives sur quatre continents (François Xavier arrive en Inde en 1542, Nóbrega au Brésil en 1549), la Compagnie a su préserver une cohérence solide, maintenir une même « manière de procéder ». La source en est dans les Exercices spirituels, où ces hommes ont trempé leur engagement. A joué aussi l'insistance d'Ignace sur la communication immense correspondance créant des liens à travers les distances et servant à la publicité des missions assumées. Il faut souligner aussi le rôle capital, vraiment fondateur, de quelques hommes : Ignace, bien sûr, mais aussi Nadal et Polanco, en qui O'Malley voit avec justesse plus que des auxiliaires Nadal, visiteur infatigable, éditeur et interprète des Constitutions que Polanco, secrétaire inamovible, a contribué à rédiger. Au terme du périple que nous fait parcourir l'auteur, on est impressionné par l'élan de ces premiers jésuites, par leur sens de l'adaptation et leur souci d'efficacité, par l'intelligence avec laquelle (pas tous, et pas toujours...) ils ont su discerner les besoins de leur temps, par leur ténacité que ne rebutent pas les échecs. Servir le Seigneur Jésus était pour eux source de cette « consolation » qu'ils ont cherché à faire partager aux hommes qu'ils s'efforçaient d'« aider ». Aussi travaillée de fermentations que le XVIe siècle, notre époque a toujours besoin d'hommes de cette trempe. Etienne Celier |