« Je n'écris pas pour une minorité choisie, qui ne m'importe guère, ni pour cette entité platonique tellement adulée qu'on surnomme la Masse. Je ne crois à aucune de ces deux abstractions, chères au démagogue. J'écris pour moi, pour mes amis et pour atténuer le cours du temps. » Avec une ambitieuse et magnifique modestie, Borges s'adresse uniquement aux amis inconnus qui peuvent communier à son inspiration. La mode et le nombre, qui gouvernent aujourd'hui l'opinion, le laissent indifférent. A cela on reconnaît un véritable écrivain, comme l'insinue le titre du recueil qui ouvre ce volume sans prix, El Hacedor, ici traduit par L'Auteur, mais qui pourrait se nommer humblement « L'Artisan », à moins qu'il ne faille y entendre le suprême « Créateur ». Il contient les plus beaux textes de Borges, les plus denses, les plus limpides, les plus magiques, brèves proses et poèmes, qu'il caractérise lui-même en parlant d'une « complexité modeste et secrète ». Le paradoxe est que ces pages, d'une rayonnante et tragique beauté, furent toutes écrites dans la dernière partie de sa vie, alors que la cécité grandissante l'introduisait dans le royaume des ombres. Pages dictées donc, et dont l'oralité ne brouillait pas le raffinement, imposant aux poèmes, pour notre enchantement, le vers régulier et la rime elle-même. C'est le chant retrouvé, comme allant de soi (ô ironie !), par le maître de la modernité. L'Autre, Le Même, Eloge de l'Ombre, L'Or des Tigres, Le Livre de Sable, La Rose profonde, La Monnaie de Fer, Histoire de la Nuit, Le Chiffre, Les Conjurés, tels sont les titres de quelques-uns de ses plus beaux recueils de poésie, admirablement traduits sous le regard de Borges lui-même, qui a voulu faire de ce volume de la Pléiade son livre suprême, le Livre de sa vie, que concluent les brèves proses de la Mémoire de Shakespeare dont l'édition espagnole est privée. On dirait que « l'auteur » a rassemblé ici toute la mémoire du monde dans les labyrinthes de son esprit, avec une tendre et douloureuse passion, en la tissant de citations des auteurs de toutes les langues. Les génies de haut rang, Cervantes, Goethe, Shakespeare, Dante (son cher Dante, dont il parle merveilleusement), côtoient Verlaine, Whitman, Quevedo, Browning, Montaigne, Blake, Dario, Keats, Hugo, Swedenborg, Virgile, les poètes Vikings, le Persan qui commença Les Mille et Une Nuits, une litanie sans fin d'étoiles, brillant au fond du ciel de l'âme, vers lesquelles il lève sans cesse ses yeux intérieurs, avec le regard d'Homère. Parfois il doute de toute chose, trébuche, butte contre le Mystère. Parfois il ose parler avec la voix du Verbe incarné. « Je fus aimé, compris, loué, et je pendis à une croix./ J'ai bu la coupe jusqu'à la lie./J'ai vu de mes yeux ce que je n'avais jamais vu :/la nuit et ses étoiles./[...] J'ai connu la saveur du miel et de la pomme,/l'eau dans la gorge de la soif [...] Parfois j'évoque avec nostalgie/l'odeur de cette échoppe de menuisier. » Ainsi a-t-il, parfois encore, le pressentiment du visage de cet Absent infini qui surgit à chaque détour du chemin d'Emmaüs. « Le profil d'un juif dans le métro est peut-être celui du Christ [...]/Peut-être un trait du visage crucifié est à l'affût en chaque miroir. Peut-être le visage mourut-il, s'effaça-t-il, pour que Dieu soit tout le monde. » Cet aveugle-voyant était donc un agnostique (c'est comme ça que l'on dit ?), qui se couvrait chaque soir du signe de la Croix. Jean Mambrino |
Janvier 2000 : Revue des Livres - Choix de Disque - Sommaire du numéro
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